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Portrait  de Jeanne Daltroff

Le 28 décembre 1884, Mathilde Daltroff met au monde une petite fille que l'on prénomme Jeanne. L'accouchement a lieu chez une sage-femme rue Popincourt. Les parents, Gustave Daltroff et Mathilde, née Bloch, sont mariés depuis le 03 mars 1884. Le jeune couple, lui a 27 ans et elle 26, vit dans le 11e arrondissement de Paris, 7 rue de la Douane. L’un et l'autre sont employés. Gustave comme commis d'agent de change.

D'autres enfants naissent les années suivantes : Lucie le 08 août 1886, alors que ses parents vivent au 14 rue Saint-Ambroise, plus tard Georges vient au monde le 19 novembre 1888, au 18 rue Camille Desmoulins toujours dans le 11e arrondissement.

Les enfants n'ont pas ou peu connu leurs grands-parents paternels. La grand-mère Esther Bruhl est décédée en 1883 donc avant leur naissance. Simon Daltroff meurt en 1887 alors que ses premiers petits enfants sont encore très jeunes. Côté maternel, les enfants de Gustave peuvent rencontrer facilement leur grand-mère Sarah Sulzer, car elle habite, elle aussi, dans le 11e arrondissement, rue Sedaine.

La petite Jeanne est entourée d’oncles, de tantes et de nombreux cousins. Arthur, le frère aîné de Gustave se marie en 1885 avec une cousine éloignée, Hortense Halphen. Les deux frères sont suffisamment proches pour être à chaque fois témoins de leurs mariages réciproques. Ainsi Jeanne et son frère peuvent jouer avec leurs cousins Gustave Georges et Fernand Daltroff. Du côté de sa mère, Jeanne a un oncle dénommé Joseph Victor Bloch, marié en 1892 avec Joséphine Kahn. Là encore la famille est soudée, puisque Gustave est témoin du mariage.

Enfants, Jeanne et Georges fréquentent les écoles du quartier : écoles maternelle et élémentaire. La petite fille, puis la jeune fille a sans doute été une bonne élève puisqu'elle poursuit ses études au-delà de l'âge obligatoire. En témoignent également ses diplômes. En 1900, elle obtient le brevet élémentaire et en 1902 le brevet supérieur : elle a alors 18 ans. Elle devient auxiliaire d'enseignement, mais décide d'aller plus loin. Elle prépare donc un certificat d'aptitude à l'enseignement, CAP. Elle est reçue à ce concours de recrutement en 1905 après des épreuves qui comportaient une composition sur un sujet moral ou d'éducation, une composition littéraire, scientifique et une lecture expliquée à l'oral. Viendront s'ajouter les années suivantes, un brevet de gymnastique, des diplômes en couture et en diction. Toutes ces disciplines étant enseignées à l'école élémentaire.

Une fois titularisée, la jeune femme enseigne dans différentes écoles de l'ancien département de la Seine comme Pantin, Noisy, Les Lilas ou Saint-Denis. Les inspections presque annuelles montrent que Jeanne est une institutrice consciencieuse dévouée et appréciée. Elle est encore enseignante à Saint-Denis lorsqu’éclate en 1914 ce qui allait devenir la Grande Guerre.

La famille de Jeanne est directement touchée par le conflit. Son frère Georges, caporal au 76e de ligne est mobilisé dès août comme la plupart des jeunes hommes. Il est fait prisonnier en septembre 1914 dans le secteur de Montfaucon d’Argonne. Il est envoyé à Grafenwöhr, camp de prisonniers en Bavière, puis transféré à Dillingen, en janvier 1916.

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                                                                           Camp de Grafenwöhr

Grâce à la Croix-Rouge Internationale qui a un droit de regard sur les camps de prisonniers militaires, Georges peut correspondre avec sa famille. avec ses parents et sa sœur Jeanne qui demeurent depuis de nombreuses années au 12 bis rue Saint Maur 11e, mais aussi avec la grand-mère maternelle, Sarah Sulzer. A la fin du conflit, Georges, libéré et rapatrié le 18 décembre 1918, retourne chez ses parents et retrouve Jeanne.

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Un engagement auprès des anciens prisonniers de guerre

Le 09 février 1919, avenue Daumesnil, est créée l'Association du Soutien des Prisonniers Rapatriés : aussitôt les deux jeunes Daltroff en deviennent membres actifs. Jeanne est même membre du Conseil d'Administration en tant que trésorière générale adjointe. L'objectif de l'association est de faire reconnaître les souffrances et les sacrifices des prisonniers. Ils ont été de véritables combattants, ils n'ont pas démérité. En mars 1920, l'association annonce la création d'une Fédération internationale des oeuvres et groupements de prisonniers de la Grande Guerre.

Plusieurs commissions sont organisées dans le cadre de cette fédération. Jeanne fait partie de deux de ces commissions : l'aide sociale de secours à l'enfance et la commission à la  propagande. Elle est toujours membre du Conseil d'administration, élue en bonne position. Des réunions, mais aussi des spectacles, des concerts sont organisés régulièrement. En mars 1920, en présence de Jeanne, lors d'une de ses rencontres Georges Daltroff, président de la section du 11e, intervient pour remercier la jeunesse républicaine de l'arrondissement. Le mouvement, avec ses propres artistes, participe aux concerts organisés pour le soutien aux rapatriés. Il faut noter que cette jeunesse républicaine du 11e a son siège au 12 bis rue Saint-Maur, là ou vivent Jeanne et son frère. En mai 1921, un groupe d'artistes, dont Mademoiselle Daltroff, donne un concert dans le 14e arrondissement au profit des anciens prisonniers. En 1923, l'association des prisonniers de guerre rend hommage aux femmes « au coeur généreux », dont Mademoiselle Daltroff qui ont œuvré pour aider les prisonniers.

Des événements familiaux durant l'après-guerre

Déjà un événement heureux. Georges épouse Marcelle Cohin le 07 octobre 1922 : deux témoins sont présents Roger Cohin, frère de Marcelle et Jeanne Daltroff. On retrouve les noms des deux Cohin, frère et sœur, ainsi que ceux de Georges et Jeanne dans l'annuaire d'une association : Les Inventeurs et Artistes Industriels en 1922.

 

L'année 1921 a été assombrie par deux décès. Celui de Arthur Daltroff, l’oncle de Georges et Jeanne le 31 mai à Maisons-Alfort. Et celui de la grand-mère maternelle, Sarah Sulzer, le 20 juin à Paris.

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Désormais Jeanne travaille à Paris. Elle enseigne dans une classe de cours supérieur, 8 rue Keller dans le 11e arrondissement. Elle finira sa carrière comme enseignante dans une classe de préapprentissage. Et toujours lors de chaque inspection, il est noté son sérieux, son expérience, son calme, son dévouement. Mais s’ajoutent quelques remarques concernant sa personnalité. Elle est timide, gênée par une présence étrangère, celle de l'inspectrice. Ce qui peut surprendre de la part d'une personne qui milite dans le monde associatif. Mais peut-être y joue-t-elle un rôle, certes efficace, mais un peu en retrait.

Une question se pose au sujet du militantisme : Jeanne a-t-elle été membre d'une amicale d'institutrices et a-t-elle participé à la création du Syndicat National des Instituteurs en 1920 ? Cela n'aurait rien d'étonnant, mais l'on n'en a aucun témoignage. Le 28 novembre 1939, Jeanne prend sa retraite après 35 ans passés dans l'enseignement.

La vie privée de Jeanne

Jeanne a eu sans doute une vie bien remplie tant au plan professionnel qu’au plan social et militant. Mais qu'en est-il de sa vie privée ? Elle reste célibataire sans enfant. Et on ne sait rien de sa vie sentimentale. Son célibat est-il un choix ou la conséquence d'une déception amoureuse. Seule certitude, elle reste très proche de sa famille. C'est d'ailleurs auprès de ses parents qu'elle se retrouve dès qu'elle obtient sa retraite.

 

Gustave et Mathilde Daltroff ont acheté une maison en Normandie dans le bourg de Pirou, rue du Brocq dans la Manche. Jeanne les rejoint. C'est là qu'ils vivent comme beaucoup de Français confrontés à la guerre et à l'occupation allemande.

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La vie au village de Pirou en 1939

Pirou compte alors environ 1 000 habitants. Pour les Pirouais, l’année suivante, l'occupation signifie la perte de libertés, des contraintes avec le couvre-feu imposé à 21h, le contrôle par des patrouilles allemandes. Ce sont aussi les réquisitions et donc la pénurie de produits alimentaires ou d’essence. Les galettes de sarrasin remplacent souvent le pain, l'orge grillée, le café et la carriole se substitue à l'automobile.

 

Pour la famille Daltroff, la situation devient vite dramatique, car en plus de ces contraintes matérielles et de cette pénurie, il leur faut subir, parce que d'origine juive, les lois discriminatoires de Vichy. C'est ainsi qu'il leur faut porter l'étoile jaune.

Comment Jeanne qui a consacré sa vie à son pays qui a servi avec dévouement l’Education Nationale peut-elle supporter d'être ainsi montrée du doigt ?

Un ouvrage intitulé Pirou pendant l'occupation, publié grâce à « l'Association Pirou m'intéresse » rapporte ce qu'a dû vivre cette famille.

« Monsieur Daltroff ne sortait plus, son épouse et sa fille le moins possible. Quand par nécessité il fallait se déplacer, elles jetaient sur leurs épaules de grands châles afin de cacher au maximum l'étoile jaune. Les habitants de Pirou découvrent ainsi que cette famille était juive. Pour autant leur comportement ne change pas. Les Daltroff, pour eux, restent des Pirouais comme les autres. Toutefois pour Jeanne et ses parents la situation est insupportable. Ils décident d'en finir avec la vie. Ils avaient préparé un feu dans un poêle sans tirage ce qui normalement devait les asphyxier.

Ils avaient coupé toutes les fleurs de leur jardin pour les disposer autour d’eux quand ils s'étaient étendus dans la chambre où ils pensaient mourir. Ils étaient recouverts d'un drap sur lequel ils avaient écrit « Vive la France ».

Une personne qui venait les voir, les découvrit à temps. Ils sont sauvés, mais pour le père, Gustave, c'en était trop, il meurt peu après.

Quant aux deux femmes, elles allaient connaître l'horreur. D'après les Archives de la Manche, Jeanne et sa mère reçoivent, le 23 novembre 1943, l'ordre de se replier à Paris. Le lendemain elles prennent le train, mais sont arrêtées à la Gare Saint Lazare. De là, elles sont conduites à Orly dans l'actuel Val-de-Marne au château Grignon.

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                                                                                 Le Château Grignon à Orly

C'est là que l'Union Générale des Israélites de France, organisme créé sur ordre de l'occupant allemand, doit gérer la répartition des juifs de France. Le 27 janvier 1944, les deux femmes sont transférées à Drancy. Arrivées au camp, elles doivent donner tout ce qu'elles possèdent. Deux reçus indiquent que Jeanne avait sur elle 270 francs, ainsi qu’une série de bons du Trésor d'une valeur de 13 000 francs, économies sans doute de toute une vie. Jeanne et Mathilde ne restent que peu de temps à Drancy. Le 03 février 1944, elles partent vers l'enfer avec le convoi 67. Elles portent les matricules 12786 et 12787. On n'ose imaginer ce que fut le trajet. Les témoignages rapportent que le convoi comptait 1214 déportés, dont plusieurs octogénaires, ce qui est le cas de la mère, Mathilde. Mais on y trouve aussi des enfants, parfois très jeunes. C'est le même convoi qui emporte les trois enfants juifs portés à notre mémoire par le film de Louis Malle « Au revoir les enfants ». Arrivées à Auschwitz, 985 personnes furent immédiatement gazées. Ce fut le cas de Jeanne et Mathilde. Officiellement leurs actes de décès donnent la date du 08 février 1944.

Leurs noms figurent sur les murs du Mémorial de la Shoah.

Pour nous contacter:

chantal.panagopoulos@gmail.com

Sources

Archives de Paris

- Etat civil

- Recensements

- Dossiers enseignants D1T1655

CICR 1914 1918 Prisonniers de guerre pour Georges Daltroff

 

Journal des mutilés réformés victimes de la guerre - Gallica

 

Annuaire de l'Association des inventeurs et artistes industriels année 1922 - Gallica

 

Pirou pendant l'Occupation au moment du débarquement

- publié par l'association Pirou m'intéresse mars 2014

 

Les juifs de la Manche sous l'Occupation 1940 -1944

- Archives départementales de la Manche

 

Les déportés du château de Grignon Orly

- plaquette commémorative mars 2019

 

Les amis de la Fondation pour la mémoire de la déportation, section de Orly

 

Mémorial de la Shoah: documents sur Jeanne, voir recherche sur une personne

 

Site de Yad Vachem pour le convoi 67

 

Mur des noms au Mémorial de la Shoah

17 rue Geoffroy l'Asnier75004

8 février 1944 - 8 février 2024

80 ans après leur déportation, un hommage a été rendu à Jeanne Daltroff et à sa mère, Mathilde.

L'association « Pirou m'intéresse », président monsieur Philippe Depeyrot, a commémoré l'assassinat de ces deux femmes parce que juives, à Auschwitz.

Une plaque dévoilée ce jour sera installée ultérieurement devant leur demeure.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette cérémonie s'est déroulée en présence de Madame Noëlle Leforestier, maire de Pirou et d'un représentant du député de la circonscription, monsieur Stéphane Travert.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un dossier constitué par monsieur Olivier Jouault (professeur et historien rattaché aux Archives de la Manche) a servi de base à l'exposition qui accompagnait l'événement. A côté des documents d'archives réunis par l'historien, figuraient des éléments fournis par Mesdames Commin et Riche, petites-filles de Georges Daltroff et petites-nièces de Jeanne.

Etaient aussi présents des habitants de la Commune et une journaliste de Ouest France qui a rédigé un article publié le 12 février 2024.

En qualité de descendants d'Antoinette Daltroff, cousine de Jeanne, nous avions tenu à être présents. Nous remercions ici la mairie de Pirou et l’association pour cette initiative mémorielle.

Chantal Panagopoulos et Didier Lapostre

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